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« Je n’ai pas eu un seul patient qui ne m’a pas parlé de problèmes de sommeil, sauf quand ils prennent des somnifères. »
-– Maria, ergothérapeute
« Le sommeil me fascine. » C’est ce que Maria m’a dit la première fois que nous nous sommes rencontrées. Nous sommes entrées en contact grâce à son enthousiasme fervent pour ce qui est de discuter du sommeil. « Plus j’en apprenais, plus je comprenais les choses extraordinaires que le cerveau fait quand on dort. »
Maria est ergothérapeute à l’Hôpital juif de réadaptation, à Laval. En gros, elle fait partie de l’équipe de soins de réadaptation interdisciplinaire qui aide les patients à maximiser leur indépendance fonctionnelle et à se rétablir suivant une blessure, un accident ou une affection neurologique. Par le passé, elle a travaillé avec des patients ayant subi un traumatisme craniocérébral (TCC), et depuis maintenant deux ans, elle traite des patients aux prises avec de la douleur chronique.
Au-delà de sa fascination envers le sommeil, l’esprit pragmatique de Maria la pousse à s’appuyer sur son expérience de gestion de ses propres problèmes de sommeil pour mieux soutenir ses patients. « Presque tous mes patients ont des problèmes de sommeil, » a-t-elle noté, « et ça affecte leur rétablissement. »
UN CADEAU DE FÊTE
Avec toute cette intense curiosité et ce pétillement dans ses yeux quand nous discutions du sommeil, je n’ai pu m’empêcher de demander quand tout cela a commencé. « C’était en juin 2020, et j’étais seule dans ma chambre pour deux semaines avec une télé, un ensemble de tricot et des livres, » a-t-elle confié. « J’avais la COVID – c’était mon cadeau de 50e anniversaire! J’ai commencé à tout questionner autour de moi, et je suis tombée par accident dans les méandres des mystères du sommeil. » Elle a dévoré des livres et des balados sur les rêves, les pouvoirs de guérison du sommeil, l’horloge circadienne, l’exposition à la lumière et la respiration, pour n’en nommer que quelques-uns.
En retournant au travail après ces intenses semaines d’isolement, Maria, de manière frustrante, s’est mise à vivre du brouillard cérébral et de la difficulté à retenir de l’information. « Je posais des questions à mes patients et j’arrêtais de les consigner. À la fin de la journée, je n’arrivais plus à former des phrases cohérentes, » s’est-elle souvenue. En plus, elle traversait la préménopause. « M’endormir, rester endormie et me sentir reposée le matin était un problème pour moi, » a-t-elle ajouté.
Ce problème était exacerbé par le fait que Maria troquait le sommeil pour Netflix, comme plusieurs d’entre nous. « C’était une période stressante. Je voulais faire quelque chose pour moi. Alors, je regardais Netflix ou je tricotais de 22:00 jusqu’à très tard. J’ai appris plusieurs choses, mais je ne dormais pas, » a-t-elle admis.
Reconnaissant le problème et consciente de son historique familial de démence, Maria a décidé de transformer sa fascination envers le sommeil en des changements concrets dans sa propre vie. « J’ai commencé à faire de l’exercice, changé mon alimentation, “réglé” mon cycle de sommeil, et éventuellement mon brouillard cérébral s’est dissipé. J’ai commencé à pratiquer le yoga nidra pour m’endormir, chose que j’ai apprise du balado Huberman. J’ai adoré et c’est devenu une tâche tous les soirs. J’en faisais dans le milieu de la nuit si je me réveillais. À part ça, j’ai maintenu une bonne hygiène de sommeil, je me suis procuré une lampe pour l’exposition à la lumière le matin, et j’ai acheté une bague qui suit mon sommeil. »
Je suis toujours en pré-ménopause, mais mon sommeil est mieux. Si je me réveille pour aller à la toilette, je me rendors. Je peux prendre un verre d’eau avant d’aller me coucher et ne pas me réveiller. Ce n’était pas MOI.
DE L’AUTO-ÉDUCATION À L’ÉDUCATION DES PATIENTS
Avant de s’auto-éduquer, tout comme Maria minimisait l’importance du sommeil dans sa vie personnelle, elle n’était pas consciente de son effet considérable sur le rétablissement de ses patients nécessitant des soins actifs.
Elle s’est rappelée : « Je traitais des patients gériatriques ou ayant subi un TCC, leur apprenais à accomplir des tâches de la vie quotidienne, s’habiller, sortir du lit. Je ne parlais jamais vraiment de respiration, d’exposition à la lumière ou de sommeil. Tout ça m’était inconnu. En fait, les infirmières venaient à 5 HEURES du matin et réveillaient les patients pour prendre des échantillons sanguins. Je remarque maintenant qu’ils n’ont pas assez d’exposition à la lumière. En plus de ça, l’hiver rend difficile le fait d’amener les patients à l’extérieur – il fait froid. »
Malheureusement, les perturbations du sommeil dans les hôpitaux sont un problème systémique pour lequel on ne peut pointer du doigt une seule personne. Elle a ajouté : « Avec tout ce que je sais maintenant, je ne peux m’empêcher de penser à ce que j’aurais pu faire différemment. »
Les préoccupations de Maria sont à propos. Les perturbations du sommeil sont fréquentes chez les personnes recevant des soins de réadaptation. Elles peuvent être antérieures à leur condition ou encore émerger à cause de celle-ci, et peuvent à leur tour exacerber la condition ou ralentir leur rétablissement.
Ceci est important puisque le sommeil affecte divers résultats liés à la réadaptation, comme l’apprentissage et le réapprentissage moteur, la mémorisation des compétences et de l’information apprises, la gestion de la douleur, la guérison et le rétablissement, la résolution de problèmes et la mise en œuvre de stratégies d’adaptation.
Bien que Maria n’ait pas appris cela dans le cadre de sa formation d’ergothérapeute, elle le reconnaît, et elle exprime ses préoccupations en donnant l’exemple de ses patients. Elle travaille aujourd’hui avec des patients aux prises avec de la douleur chronique. Une partie importante de son travail consiste à éduquer des patients sur des facteurs liés au mode de vie comme le sommeil, l’alimentation, l’hygiène posturale et des techniques de respiration pour les aider à se rétablir. Elle a dit : « J’ai déjà [personnellement] été à leur place. » C’était donc tout à fait dans ses cordes.
REMARQUER LES SIGNAUX D’ALERTE
Étant donné que le sommeil est intégralement lié aux résultats de la réadaptation, l’absence de consensus et de lignes directrices sur le sujet est alarmante (voir toutefois le cas des TCC). Les ergothérapeutes et les physiothérapeutes sont confrontés à des défis et ils doivent se fier à leurs connaissances ou aux lignes directrices de leur hôpital ou de leur département, s’il y en a, et appliquer des stratégies de fortune.
« Je n’ai pas eu un seul patient qui ne m’a pas parlé de problèmes de sommeil, sauf quand ils prennent des somnifères, » a dit Maria. Elle évalue les potentiels problèmes de sommeil des patients à l’aide d’un questionnaire sur le sommeil qu’elle administre lors de l’évaluation initiale et elle reconnaît les signaux d’alerte – les facteurs de risque – qui pourraient révéler des problèmes de sommeil sous-jacents. « Je leur demande s’ils ronflent, s’ils se réveillent plusieurs fois pendant la nuit. Je vérifie s’ils sont en surpoids, ou s’ils ont des problèmes de glycémie. Parfois ils disent qu’ils ont besoin d’une collation sucrée avant de se coucher, sinon ils n’arrivent pas à dormir, » a-t-elle expliqué. « Je soupçonne l’apnée du sommeil. »
Elle a décrit que certains de ses patients présentent un parfait « cocktail de ces signaux d’alerte ». Ces patients souffrent de douleur chronique ou de fibromyalgie ou de blessures ; ils travaillent de nuit ou occupent des emplois stressants dans le système de la santé, et ils ont des problèmes de santé mentale. Ils montrent un effet cumulatif.
SI TOUT VA BIEN, QU’EST-CE QUI NE VA PAS?
« Quand je vois ces signaux d’alerte, je me demande de quoi est-ce que ce patient a réellement le plus besoin? » a-t-elle dit. « Ils souffrent d’inflammation chronique à cause d’une blessure et leur corps n’a pas guéri comme on s’y attendrait à cause de problèmes liés au sommeil. Je me demande si leur apnée du sommeil non traitée ou un autre trouble du sommeil contribue en partie à ce processus inflammatoire. »
« Je peux leur apprendre des techniques de respiration jusqu’à ce qu’ils en perdent haleine, mais si l’apnée du sommeil reste non traitée, alors ils pourraient bien être le patient parfait qui utilise tous les outils que nous leur fournissons en tant qu’ergothérapeutes, mais ne pas se remettre parce que leur cerveau souffre d’épisodes de manque d’oxygène. »
L’une des patientes de Maria souffrait de douleur chronique et faisait tout ce qu’il fallait – mangeait bien, « dormait », surveillait son mode de vie, utilisait les outils appropriés – mais sa douleur ne s’atténuait pas. « Elle prenait des somnifères depuis plus de sept ans. Cette patiente a soulevé une question pour moi. Je me demande si les somnifères ne mettaient pas simplement son cerveau sous sédation, et qu’elle n’a pas bénéficié d’un beau sommeil réparateur depuis des années. »
Bien qu’aucune inférence causale ne puisse être tirée pour cette patiente, il est bien connu que les benzodiazépines et les « hypnotiques en Z » utilisés comme médication pour le sommeil, paradoxalement, nous privent des phases du sommeil plus profond, ne traitent pas le problème à la racine, et peuvent entraîner de nombreux effets secondaires.
UN PROCESSUS À L’ENVERS : S’ADRESSER AUX MÉDECINS DE FAMILLE
Avec son auto-éducation proactive et ses observations judicieuses, Maria fait un travail remarquable pour identifier les problèmes de sommeil chez ses patients, même si le sommeil n’est pas l’objet principal du traitement. Par contre, elle ne peut pas diagnostiquer elle-même un trouble du sommeil : cela nécessite l’intervention d’un spécialiste du sommeil. Ce qui nécessite qu’un patient soit orienté vers un spécialiste du sommeil par son médecin de famille. Ce qui nécessite que les médecins de famille d’abord reconnaissent les problèmes de sommeil, ce qui nécessite qu’ils posent des questions en lien avec le sommeil à leurs patients même si la raison première pour laquelle ils consultent est une douleur chronique ou une maladie de la peau. Ce qui nécessite qu’ils soient formés par rapport au sommeil, soit dans le cadre de leur curriculum ou des programmes de formation continue en santé. Il s’agit d’une problématique multivariable.
J’ai été stupéfaite par les exemples que Maria a partagés au sujet de ses patients. Maria s’est souvenue d’une patiente qui souffrait du syndrome douloureux régional chronique, qu’elle a ainsi décrit : « C’est comme si la réponse immunitaire inflammatoire après une blessure ne s’éteignait jamais. C’était un cercle vicieux de douleur, de manque de sommeil et d’absence de guérison. Elle souffrait profondément. » En remarquant les signaux d’alerte chez cette patiente, qui incluaient l’énurésie nocturne et des hallucinations visuelles, Maria s’est mise à soupçonner l’apnée du sommeil. Elle a pris l’initiative additionnelle d’envoyer une lettre au médecin de famille de la patiente demandant qu’elle soit dirigée vers une clinique du sommeil. Maria a dit : « Son médecin était d’accord. On a diagnostiqué chez elle une apnée du sommeil modérée à sévère et elle a obtenu l’appareil de ventilation en PPC [pression positive continue, mieux connu sous l’acronyme anglais CPAP]. »
Après que Maria et l’équipe de soins de réadaptation aient convaincu la patiente d’utiliser l’appareil à PPC, elle a dit : « Ma patiente est éventuellement, lentement et miraculeusement, devenue une femme nouvelle! Elle a commencé à ressentir la différence dans son niveau d’énergie à l’intérieur d’un mois, et en 2-3 mois on pouvait voir la différence dans son rétablissement. Je l’ai vue développer des aptitudes de résolution de problèmes, adapter sa façon de faire les choses et réfléchir à la manière dont elle pouvait intégrer sa main non dominante dans ses activités quotidiennes. Elle est sortie du brouillard. »
Étant donné la sévérité de l’apnée du sommeil chez cette patiente, j’ai demandé à Maria si le médecin de famille de celle-ci ne pouvait pas la détecter par lui-même. Elle a hoché de la tête par désarroi et laissé échapper un profond soupir. « Je suis surprise aussi, » a-t-elle ajouté. « Je ne sais pas combien de fois on a envoyé une requête au médecin de famille d’un patient pour les diriger vers une clinique du sommeil pour commencer à gérer les problèmes de sommeil du patient, ou au moins pour exclure la possibilité qu’un problème du sommeil soit un catalyseur potentiel de la douleur de mon patient. »
Pour tous ses patients, leur médecin de famille a accédé à sa demande, sauf dans un cas. « Pour un patient, on a arrêté de le traiter parce qu’on sentait qu’on mettait sa vie en danger en le faisant conduire jusqu’ici. On a remarqué qu’il s’endormait pendant notre programme d’éducation de groupe. Il minimisait combien il tombait endormi. » Maria a enchaîné : « Une fois, il s’est endormi en plein milieu d’une phrase devant la psychologue de notre équipe. La psychologue nous a avertis qu’on avait un problème urgent. On avait peur de même le laisser partir et conduire jusqu’à chez lui. »
C’était un problème grave et l’équipe de Maria a réagi immédiatement. Ils ont envoyé une requête urgente au médecin de famille du patient demandant qu’il soit dirigé vers un spécialiste du sommeil. À leur stupéfaction, son médecin de famille a refusé de faire la référence. Maria a ajouté : « Alors, j’ai appelé le médecin pour demander la raison [du refus]. Il a répondu : “Vous n’avez pas joint les résultats sur l’échelle de somnolence d’Epworth à votre lettre. Tout résultat au-dessus de 15 sur ce questionnaire justifiera de le diriger vers une clinique du sommeil.” » Elle a poursuivi furieusement : « Jusqu’à ce moment-là je ne savais même pas ce qu’était l’échelle de somnolence d’Epworth. » Elle a débusqué le questionnaire, l’a fait remplir par son patient et celui-ci a finalement été dirigé vers un spécialiste du sommeil.
Ce cas illustre un processus à l’envers. Il semble que la responsabilité incombait à Maria de se renseigner sur ce questionnaire et de se pencher sur le problème de sommeil qui n’était même pas la raison première pour laquelle elle traitait ce patient en premier lieu. En général, les soins de réadaptation du patient se poursuivent parallèlement au traitement de leurs problèmes de sommeil.
Notre temps est limité. Alors, on s’occupe du problème de sommeil dès le départ, on envoie la lettre au médecin, et on continue leur réadaptation. Ils souffrent toujours d’un trouble du sommeil pendant qu’on les traite même si ça peut affecter leur rétablissement.
LA FRUSTRATION D’UNE ERGOTHÉRAPEUTE : UNE FAILLE DANS LE SYSTÈME
Ces expériences mettent en évidence les failles dans le système, et les personnes comme Maria qui les reconnaissent se retrouvent frustrées. « Je crois qu’une partie de la frustration dans notre équipe vient du fait que nous sommes pratiquement la dernière ligne de soins. Ces patients nous parviennent quand les symptômes sont chroniques. Est-ce que personne dans toute la chaîne de soins n’a pensé à considérer les problèmes de sommeil comme un facteur qui affecte le rétablissement du patient? Les médecins devraient aborder la question du sommeil dans le profil de douleur chronique du patient. »
Bien qu’il soit difficile de venir complètement à bout de ces défis, Maria et son équipe prennent des mesures proactives. Ils ont commencé à envoyer des requêtes aux médecins pour des références, à administrer des questionnaires sur le sommeil, à dispenser de l’éducation de groupe et individuelle sur le sommeil pour les patients, et à être attentifs aux signaux d’alerte.
« Je ne peux me fermer les yeux, » a dit Maria, faisant allusion au besoin d’une mise en œuvre interdisciplinaire du savoir sur le sommeil. Elle a expliqué qu’elle ne peut se concentrer sur le rétablissement sans tenir compte du sommeil. « J’ai l’impression que les patients qui nous parviennent sont passés entre les mailles du système. Ils arrivent ici et ils souffrent depuis très longtemps. »
Mais elle a également espoir que ça va changer.
APPEL AU CHANGEMENT
S’appuyant sur ses expériences et sur ses connaissances, Maria a suggéré d’inclure l’éducation sur le sommeil dans la formation des ergothérapeutes. Elle a dit avec passion : « On s’occupe de patients qui ont souffert de blessures au cerveau ou au corps, et leur corps fait mal. Dans de telles situations, notre corps se met en mode réparation et guérison. Le sommeil fait aussi partie de l’auto-réparation. C’est comme ça que je le vois. Alors pourquoi est-ce qu’on ne s’en occupe pas? Pourquoi est-ce qu’on ne nous l’enseigne pas? Peu importe le profil de patients avec lequel les ergothérapeutes travailleront au cours de leur carrière, ils devraient apprendre à l’école ce que j’ai dû apprendre par moi-même. Si j’avais su tout ça, j’aurais fait les choses différemment quand je travaillais en soins actifs avec les TCC. »
Enfin, Maria a répété que le sommeil devrait être abordé au début de la chaîne de soins du patient. « Le premier rempart dans le système est le médecin de famille. Ils devraient être formés et sensibilisés à ce problème. En ce moment, ils ne s’en occupent pas. Je ne veux pas généraliser. J’ai eu des patients avec de très bons médecins de famille, et je sais qu’ils ont un temps limité avec leurs patients. Mais le sommeil est tout aussi important et devrait faire partie de leur évaluation de routine. »
De plus, il sera crucial d’établir des lignes directrices claires pour s’occuper du sommeil et gérer le sommeil dans les soins de réadaptation. Il peut s’agir de standardiser l’utilisation de questionnaires sur le sommeil, de mettre en place les meilleures pratiques pour améliorer les conditions de sommeil dans les hôpitaux, et d’évaluer l’effet des interventions liées au sommeil sur le rétablissement des patients.
L’histoire de Maria, qui a dévoré des connaissances en raison de ses problèmes de sommeil personnels et a transféré sa passion vers le rétablissement de ses patients, est inspirante. Elle espère que son histoire suscitera des questions et commandera un changement qui est grandement nécessaire. Elle conclut : « Je l’espère vraiment, pour mes patients. »
Traduit de l’anglais par Mara Normandeau
Madhura Lotlikar, candidat au doctorat, Neuroscience, McGill University