Version originale en anglais disponible ici : https://css-scs.ca/share-your-sleep-story/josees-story-4/
Josée Gobeil n’est plus parmi nous, mais cette histoire est écrite au présent en hommage à son travail acharné, à son empathie et à son service en tant qu’infirmière. À travers quelques correspondances avec elle et son amie, j’ai ressenti son engagement envers le bien commun. Je remercie sa famille d’avoir consenti à partager son histoire. Merci, Josée.
MANQUER NOËL
Assise côté hublot dans l’avion qui me ramenait chez moi pour les fêtes, traversant les nuages, j’ai pensé à Josée. L’air était imprégné de l’ambiance festive de Noël et du jour de l’an. Alors que sonnaient les clochettes et brillaient les lumières dans la ville en bas, j’imaginais Josée quittant chez elle pour se rendre à son travail d’infirmière de nuit de 23:30 à 8:00 à l’Hôpital général juif. « Pendant 35 ans, j’ai travaillé une fin de semaine sur deux et presque tous les congés fériés. Ma famille passait Noël et le jour de l’an sans moi pendant que je travaillais de nuit, » a dit Josée. « La plupart du temps, je ne peux même pas prendre un dessert au party organisé par le département des soins intensifs. »
Elle a partagé avec satisfaction que seulement lors des deux dernières années, elle a pris congé à Noël pour passer du temps avec sa famille. Sa famille se prépare avec impatience pour sa retraite, qui ne saurait tarder. Le travail de Josée a pesé lourd sur sa vie sociale. Elle a confié : « Quand tu travailles les nuits et les fins de semaine, tu manques les partys et le fun. Parfois les films finissent à 22:00 et je dois être à l’hôpital à ce moment. À part aller au restaurant, je ne peux pas faire grand-chose. »
En tant qu’assistante infirmière-chef, Josée affecte les infirmières aux patients sur différents quarts, ce qui lui confère une perspective unique sur leurs défis. Elle a mis en lumière une raison pour laquelle les nouvelles infirmières quittent les hôpitaux pour les cliniques privées. « La plupart de leurs parents sont aussi infirmiers et elles ne veulent pas de ce mode de vie. Elles ne veulent pas travailler le jour de l’an. Alors, elles travaillent dans une clinique privée pour avoir un vrai congé. »
SOMMEIL ET STRESS AU TRAVAIL
En tant qu’assistante infirmière-chef au département des soins intensifs, Josée fait face à des défis uniques. « C’est dur d’attribuer les quarts. Les anciennes et les nouvelles infirmières ont de la difficulté parce que chacune a ses défis propres. Les nouvelles infirmières cherchent un moyen de gérer leur horaire. Donc, le matin, elles confient à quel point c’est dur pour elles. Je comprends ça. Mais je dois assigner les patients aux infirmières. Je ne peux pas les ramener à la maison. Alors, quand je rentre chez moi, je suis encore en train de penser à ça. Je ne peux pas dormir! » a-t-elle partagé.
Elle a souligné que les nouvelles exigences gouvernementales d’augmenter le nombre de lits ont ajouté à son stress. « Avant la COVID, on avait 22 lits, maintenant on en a 24 et d’ici la fin juillet [2024] ils en veulent 27 et graduellement encore plus. Mais on a de moins en moins d’infirmières. Comment puis-je affecter les infirmières aux patients alors qu’elles se plaignent déjà? » Elle a exprimé cette inquiétude à plusieurs reprises lors de notre appel. Josée arrive chez elle aux alentours de 9:30 et dort – ou du moins elle doit tenter de dormir pour récupérer – de 10:30 à 16:00, alors que son cerveau est toujours au travail.
En raison de ses difficultés à s’endormir, surtout depuis que la pandémie a frappé, Josée a commencé à avaler 5 mg de mélatonine chaque matin – le moment où les taux de mélatonine diminuent naturellement. « Puis c’est devenu une habitude. Je n’ai jamais arrêté depuis. Pendant la pandémie, mon mari et ma fille étaient à la maison. Les deux travaillaient et ils dînaient ensemble et je n’arrivais pas à dormir. J’ai vu sur mon Fitbit » – un cadeau d’une amie, au fait de ses problèmes de sommeil – « que mon sommeil profond est un peu plus long quand je prends de la mélatonine. » Avec tout le stress, son Fitbit affichait un total de 3 heures-4.5 heures de sommeil par jour.
Le stress rend le sommeil difficile. Pour les gens qui travaillent de jour, ils ont un peu de temps avant de se coucher pour se calmer et sortir du stress du travail. Mais pas moi. Alors parfois je dors à midi et là c’est encore plus difficile. J’ai vu le soleil, les gens prennent un verre, il fait beau dehors, tout le monde s’amuse. Et je dois tout arrêter et aller me coucher.
SOMMEIL ET JOURS DE CONGÉ
Le besoin de sommeil naturel de Josée devient apparent lors de ses jours de congé. Libérée du stress de l’hôpital, elle dort 8-9 heures la nuit. Lorsqu’elle se rend à son idyllique maison de campagne, dans un boisé où flânent des chevreuils autour de chez elle, elle dort 10-12 heures par jour. Pour quelqu’un qui a de tels besoins de sommeil, n’obtenir que 4-6 heures de sommeil les jours de travail doit être un défi physique et mental.
Le premier jour de congé, c’est-à-dire quand elle n’a pas à aller travailler le lendemain, il est difficile pour Josée de s’adapter au nouvel « horaire de jour », à l’instar des autres infirmières de nuit que nous avons interviewées. Après être rentrées chez elles, elles se privent de sommeil jusqu’à la nuit pour accumuler le besoin de dormir. Elle a dit : « Je vais juste me coucher à 23:00 et je dors jusqu’à 7:00-8:00. Souvent, au milieu de la nuit, je me réveille effrayée d’avoir manqué mon alarme, et manqué mon travail. La première nuit, mon sommeil est mauvais. »
Graduellement elle s’adapte et se couche à 22:00. Mais le moindre écart à cet horaire, comme regarder un film jusqu’à 1:00, « je suis de retour sur l’horaire de nuit, » dit-elle, « je ne peux pas dormir la nuit. Donc, je me mets un rappel de dormir à 22:00. » Il semble que son horloge interne devienne très rigide et sensible. « Quand je dois retourner au travail, » Josée a mentionné qu’elle est incapable de dormir l’après-midi car elle n’est alors pas fatiguée, « mais j’essaie de dormir de 20:00 à 22:00, puis je quitte pour le travail. »
SOMMEIL, TRAVAIL ET MATERNITÉ
Josée a commencé sa carrière d’infirmière en 1989, et elle a choisi de travailler de nuit parce qu’elle n’a jamais été une lève-tôt et que personne ne voulait d’un quart de nuit permanent. « Quand j’étais jeune, je n’avais pas de problème de sommeil. Les quarts sur rotation étaient très difficiles pour moi. Alors, j’ai commencé à faire les nuits, et c’est devenu plus facile avec l’habitude. »
Plus jeune, elle avait une vie sociale animée. Josée profitait pleinement de son temps ses jours de congé. Après son quart de nuit, elle sortait avec ses amis, prenait un verre jusqu’à minuit et dormait jusqu’à tard l’après-midi le lendemain. « J’étais seule, c’était correct. » Après avoir eu des enfants, travailler de nuit est devenu un couteau à double tranchant. D’un côté, elle appréciait déjeuner et souper avec ses enfants, mais de l’autre, cela emportait des répercussions sur son sommeil quand ils étaient très jeunes. « Mon sommeil était très mauvais. Je travaillais 12 heures initialement, » a-t-elle dit.
« Mon fils avait un trouble d’apprentissage et était suivi par un spécialiste. On avait un rendez-vous aux alentours de 13:00. Donc, je dormais de 10:00 à midi, j’allais le chercher à la garderie, j’allais au rendez-vous, je le ramenais à la garderie, PUIS j’essayais de dormir à nouveau. » Elle a continué : « Quand mes enfants étaient jeunes, je ne pouvais pas lâcher mon téléphone, pensant que leurs professeurs pouvaient m’appeler. Parfois d’autres personnes qui ne se rappelaient pas que je travaillais m’appelaient aussi. »
Important de noter que, quand Josée essaie de dormir, le reste de la société est debout. « Il y a beaucoup de bruit dans les rues – des enfants de ma rue vont à l’école, ou il y a du bruit de construction à côté de ma maison. Ainsi, quand je reviens du travail, mon sommeil est fragmenté. Je ne tombe pas en sommeil profond, selon ma montre. Mais quand je dors entre 20:00 et 22:00 avant mon quart de travail, je vois que je tombe en sommeil profond. »
SOMNOLENCE AU VOLANT
À l’instar d’autres dans des histoires que nous avons couvertes, Josée a affronté les dangers de la fatigue au volant en rentrant sur la rive-sud, un trajet de 35 minutes à partir de son lieu de travail. « C’est arrivé quelques fois que je me suis endormie à une lumière rouge. Je me réveillais quand les autres voitures klaxonnaient, » a-t-elle dit avec inquiétude.
C’est arrivé deux fois que j’ai heurté le trottoir parce que je m’endormais. Rien de grave n’est arrivé. Heureusement, ma voiture détecte les voies et aussi s’arrête si la voiture en avant s’arrête. Mais je suis devenue très stressée après ces incidents, et j’avais peur de conduire.
La stratégie d’adaptation de Josée est de s’acheter un café très chaud en rentrant à la maison – pas pour le boire, puisque comme elle l’a dit, « le café n’a plus d’effet sur moi », mais pour le tenir. Si elle s’endort, il se renverse et la brûle. « Si je suis trop fatiguée, je prends des petites rues dans la ville ou je parle avec ma famille, ce qui me garde plus attentive. Sur l’autoroute, je m’endors facilement. »
Josée a trouvé ce qui fonctionne pour elle. Malgré tout, ce n’est qu’une question de temps avant que le besoin de dormir l’emporte sur la conduite. En moyenne, 20% des accidents dans les pays développés ont été attribués à la fatigue au volant. En fait, 17-21 heures sans dormir est l’équivalent d’une alcoolémie de 0,05% – 0,08%, la limite légale pour conduire au Canada.
Les organisations pourraient-elles intervenir pour répondre à cette préoccupation critique en matière de sécurité? Pourraient-elles fournir des coupons de taxi ou un service de navette aux travailleurs de nuit comme Josée, pour s’assurer qu’ils rentrent à bon port et maintenir la sécurité routière
ANECDOTE SUR LE SOMMEIL ET L’EMPATHIE
Étant la personne qui affecte les infirmières aux patients, Josée pourrait soit faire preuve d’empathie envers les infirmières, soit s’en tenir à des règles strictes. Ayant elle-même vécu les conséquences du sommeil sur les autres activités de jour et le travail de nuit, elle a choisi la voie de l’empathie.
« Quand je vois que les infirmières sont fatiguées parce qu’elles ne peuvent pas dormir pendant le jour – ça arrive – je leur demande d’aller faire une sieste 20 minutes pendant leur quart et je les remplace, » raconte-t-elle.
Josée a confié qu’elle permet à des infirmières de prendre leur dîner et leur pause en même temps, ce qui équivaut à 1,5-2 heures, afin qu’elles puissent profiter de ce temps pour dormir. « Certaines infirmières plus sévères ne permettent pas ça à cause des règles. Mais quand tu travailles de nuit, s’il n’y a pas de risque pour les patients, c’est silencieux, il fait noir, c’est naturel de se sentir fatigué. Si je vois qu’elles sont épuisées, et qu’elles ont les yeux rouges, même si elles dépassent leur temps de pause, je ne les réveille pas. Je ou quelqu’un d’autre les remplace. »
« J’ai l’impression que c’est un plus gros risque pour les patients si les infirmières travaillent pendant qu’elles sont très fatiguées. »
Elle a partagé une anecdote qui relie la santé du sommeil à la rétention des infirmières dans le personnel de la santé. Josée a dit, « Dans mon expérience, si on n’aide pas les autres infirmières, elles prennent des congés maladie parce qu’elles sont fatiguées, et il nous manque une infirmière avec déjà une pénurie de personnel. J’aime autant leur demander de venir et qu’on se soutienne l’une l’autre au besoin mais au moins avoir quelqu’un qui s’occupe des patients. Je comprends que même si on décide de dormir pendant le jour pour être capable de travailler la nuit, c’est très dur. C’est très dur de dire “non” à chaque fois – de ne pas sortir et suivre les autres lorsqu’ils sortent s’amuser parce que tu dois dormir. C’est humain [de se sentir comme ça]. Alors, je ne peux pas les blâmer. » Il est certain que la camaraderie est importante pour tenir le coup pendant les nuits dans les hôpitaux.
APPEL AU CHANGEMENT
Étant stressée par l’affectation des infirmières aux patients, Josée a une suggestion qui pourrait améliorer la rétention des infirmières dans les hôpitaux.
« Ça serait super si notre établissement nous laissait travailler une fin de semaine sur trois ou quatre, plutôt qu’une sur deux. Ça aiderait beaucoup d’infirmières parce que plusieurs d’entre elles prennent des congés maladie pour se reposer ou profiter de la fin de semaine. On essaie de leur dire de ne pas prendre de congés maladie parce que ça devient difficile de trouver une remplaçante. Toutes les autres font aussi quelque chose la fin de semaine. [Si on changeait cette politique,] les infirmières auraient plus de temps pour socialiser et passer du temps en famille. Ça permettrait d’éviter un manque d’infirmières et de l’absentéisme. »
Josée a poursuivi : « On a essayé de faire ce changement, mais ça a été refusé parce qu’ils manquaient d’infirmières. Mais même quand on avait plus d’infirmières, ils n’ont jamais fait le changement. Certains endroits le font déjà. Pourquoi pas nous? »
Le manque de vie sociale et de temps en famille, comme le vivent les infirmières de nuit, a aussi été souligné dans l’histoire de Beniamin. Le travail de nuit est bien étroitement lié à des compromis par rapport à la vie sociale. Cela soulève une question de recherche intéressante : Le sommeil est-il lié à la satisfaction au travail et dans la vie, contribuant alors à la rétention des infirmières dans le domaine de la santé?
À travers son expérience, Josée reconnaît que le sommeil est gouverné par des facteurs qui dépassent le contrôle des individus, et que le sommeil affecte tous les aspects de la vie des infirmières – de la vie sociale à la motivation au travail, à la sécurité des patients, à l’absentéisme et au stress. Sachant cela, elle a bâti un environnement de travail mettant de l’avant empathie et camaraderie. Bravo à Josée!
Traduit de l’anglais par Mara Normandeau
Madhura Lotlikar, Ph.D. candidate, Neuroscience, McGill University