Version originale en anglais disponible ici : https://css-scs.ca/share-your-sleep-story/norahs-story/
« Quand j’ai commencé à travailler différents quarts, j’ai vite réalisé que c’est difficile et accablant. Ça pèse lourd sur ta vie. C’est difficile de maintenir un équilibre travail–vie personnelle avec les problèmes de sommeil causés par le travail sur rotation. Et ça, c’est plate. »
SOMMEIL, ANXIÉTÉ ET CHOC DE TRANSITION
Fraîchement sortie de l’école, Norah [nom fictif] s’est retrouvée plongée dans le monde affairé et insomniaque des soins infirmiers dans un hôpital de Vancouver.
Un monde où, en tant que nouvelle infirmière, vous devez apprendre de nouvelles règles, vous adapter aux attentes propres à chaque quart, établir de nouvelles routines personnelles, et vous consacrer aux patients tout en tissant des liens de collaboration au sein de l’hôpital. Un monde qui vous fait douter de votre compétence et de votre confiance à cause du choc de transition, et qui est rempli des pressions de réaliser vos ambitions, des responsabilités et des prêts étudiants. Et, de façon importante, un monde de nuits blanches et de journées de somnolence. Autant de raisons pour provoquer de l’anxiété!
Les nouvelles diplômées sont souvent prises de court par la réalité d’une carrière en soins infirmiers. En conséquence, outre une passion pour la profession, une carrière en soins infirmiers rime souvent avec terreau fertile pour les habitudes malsaines.
Cela commence par une habitude oxymorique : « Tu bois beaucoup de café, prends beaucoup de mélatonine, » se rappelle Norah. « Ton sommeil est perturbé et ton rythme circadien est déréglé. J’avais des yeux de raton laveur, j’avais l’air d’avoir beurré mon mascara. » Et la liste s’allongeait. « Je n’avais pas le temps de socialiser, je voyais à peine ma famille. Je travaillais les fins de semaine et ce n’est pas tout le monde qui est libre le lundi à 14:00! » Norah a confié qu’elle a perdu du poids parce qu’elle ne mangeait pas régulièrement. Alors que certaines de ses collègues ont pris du poids parce qu’elles grignotaient plus souvent en travaillant le quart de nuit. « Je tombais endormie en rentrant à la maison après le quart de jour, et je dormais passé l’heure du dîner en revenant du quart de nuit, » a-t-elle avoué. L’activité physique était pratiquement inexistante, mise à part l’occasionnelle séance de yoga. « Pour quelqu’un comme moi qui adore l’activité physique, c’était difficile. Je passais mes journées de congé à dormir. » Autant de raisons pour empirer l’anxiété!
Norah s’est rapidement rendu compte que les problèmes de sommeil dictaient sa vie et l’empêchaient de vivre une vie épanouie. La plupart du temps qu’elle ne travaillait pas, elle dormait. Et la cause première de ses plaintes relatives au sommeil était l’horaire de quarts sur rotation qu’elle devait observer en tant que nouvelle infirmière.
LE SOMMEIL ET LES QUARTS SUR ROTATION
Décortiquons ensemble la semaine de Norah.
La semaine de Norah débutait avec deux quarts de jour de 12 heures, de 7:00 à 19:00, suivis de deux quarts de nuit de 12 heures de 19:00 à 7:00, puis trois jours de congé. Traînant une dette de sommeil accumulée au cours de la semaine précédente, Norah commençait alors une nouvelle semaine.
« Après mon premier quart de travail épuisant, je m’endormais à 20:00 sans avoir soupé. Puis, je me réveillais à 5:00 [pour me préparer au suivant]. » Norah obtenait 9 heures de sommeil, en apparence « assez ». Mais l’anxiété liée au travail venait vite briser le rêve d’un sommeil réparateur. Elle a raconté : « La qualité n’était pas bonne. Je faisais des cauchemars d’anxiété. Je me réveillais au milieu de la nuit, effrayée d’avoir manqué mon alarme et manqué le travail. »
Après son deuxième quart de jour, Norah dormait jusqu’à 11:00 le lendemain. Commençant alors sa journée à midi, elle n’était pas capable de faire une sieste avant son quart de nuit. « Si je suis chanceuse, peut-être une demi-heure, » dit-elle.
Naturellement, après 12 heures d’éveil, Norah commençait à ressentir la fatigue vers 23:00 lors de son quart de nuit – alors qu’on s’attend d’elle qu’elle soit pleinement alerte. Sans possibilité de dormir pour encore 8 heures, elle essayait des techniques pour rester éveillée. « Si tu es en manque de personnel, tu ne peux pas faire de sieste pendant ton quart. Vers 3:00 ou 4:00, tu commences à tomber endormie au poste des infirmières. C’est un risque pour le patient. Alors, je gardais la luminosité de mon ordinateur portable au maximum et je m’aspergeais le visage d’eau froide pour rester réveillée, » a-t-elle dit. Conscientes des périls du manque de sommeil, Norah a confié que ses collègues vérifiaient le travail l’une de l’autre à plusieurs reprises pour éviter les erreurs graves.
Rentrant du quart de nuit vers 8:00, Norah dormait alors jusqu’à 14:00. « Puis j’étais réveillée pour le restant de la journée » – ce qui était jusqu’au lendemain, 8:00, lorsqu’elle finissait son deuxième quart de nuit. Cela représente environ 17-18 heures d’éveil continu, ce qui emporte une longue liste d’effets négatifs sur le corps et l’esprit.
Enfin arrivée à son jour de congé tant attendu, Norah dormait de 8:00 jusqu’à 18:00, pour ensuite rester debout jusqu’à 3:00 la nuit suivante. « Ça ne fait qu’empirer, » a-t-elle admis. C’est là un autre cercle vicieux de sommeil perturbé, de situations anxiogènes et de dérangements du sommeil, chacun alimentant l’autre.
SOMNOLENCE AU VOLANT
Maintenant, imaginez ceci : Il est 7:45. Vous quittez enfin l’hôpital après un long et stressant quart de nuit, ayant passé environ 18 heures éveillé. Vous vous éloignez du chaos, de l’activité et du bruit des sonnettes d’appel, et vous marchez en direction de votre voiture en portant toujours une part d’anxiété avec vous. Vous vous enfoncez dans votre siège de voiture avec un énorme soupir, relâchant le poids de votre épuisement et rêvant à votre lit.
La première chose que vous devez faire : pas dormir, mais conduire.
C’est une pensée effrayante. Quand je suis fatiguée, je peux à peine me rendre de mon sofa à mon lit. C’était également effrayant pour Norah. « Je me coinçais les cheveux dans ma fenêtre. Si je m’assoupissais, ça me réveillait en me tirant les cheveux. Je faisais aussi jouer de la musique rock à plein volume pour rester éveillée, » a-t-elle confié.
Heureusement, son trajet ne durait que 15 minutes, qui paraissaient pourtant très longues. « Mais, » a-t-elle ajouté,
je ne vois pas beaucoup de littérature sur le fait de conduire après le quart de jour. Tu travailles 12 heures dans une situation stressante, tu n’as pas bien dormi, ton rythme circadien est déréglé. C’est difficile de conduire pour rentrer à la maison même si c’est durant les heures normales.
LE SOMMEIL ET LES PILULES
Malgré le combat, l’épuisement et le stress, il est frustrant de savoir qu’on ne dormira pas assez, qu’on ne se sentira pas satisfait de notre sommeil et qu’on ne se sentira pas reposé avant que ne commence la nouvelle semaine. Sans le vouloir, on succombe à une « solution rapide ».
Norah prenait des somnifères et de la caféine, « juste pour m’énergiser et me sentir vivante, » dit-elle. Elle prenait de la mélatonine lors de ses jours de congé car celle-ci est disponible en vente libre. « Je n’en prenais pas quand je devais travailler le lendemain parce que je me réveillais somnolente et vaseuse. Mais au fil du temps, » ce qui dans son cas a pris un mois, « mon corps s’est habitué à la mélatonine. Ça a été rapide pour moi. De toute façon, ce n’est pas fait pour être pris régulièrement. »
Même lorsque c’était rendu inefficace, elle continuait d’en prendre, s’accrochant à l’espoir d’en décrocher ne serait-ce que le plus minime des bénéfices sur son sommeil.
UN APPEL AU CHANGEMENT
Après quatre mois de pratique infirmière, Norah poursuit maintenant une maîtrise où elle étudie l’effet du travail sur rotation sur le sommeil – peut-être inspirée par son expérience personnelle.
Les soins aux patients la passionnent toujours. « Une partie de moi veut retourner à la pratique des soins infirmiers [après la maîtrise]. Je me suis entraînée pour ça tellement longtemps. J’aime aider les gens. » Elle a ajouté avec tristesse : « Mais l’environnement de travail ne permet tout simplement pas la longévité ou d’avoir des carrières enrichissantes. »
Plusieurs de ses amies se plaignaient elles aussi d’un épuisement constant et de problèmes de sommeil. « Certaines d’entre elles parlent d’aller dans un autre domaine des soins infirmiers, comme la santé publique, qui leur permettrait d’avoir un meilleur équilibre travail-vie personnelle et un meilleur sommeil. Mais certaines restent pour des raisons financières ou parce qu’elles ont toujours voulu être infirmières. Pour des nouvelles diplômées, c’est un choc, parce qu’on ne vous apprend pas ça [à l’école]. »
L’argument pourrait être fait que, vu le déclin vertigineux dans la rétention des infirmières dans les hôpitaux et le taux d’attrition élevé des nouvelles infirmières, les nouvelles diplômées sont une population opportune à cibler pour un changement significatif. Norah a partagé son avis sur des façons d’améliorer la longévité en milieu de travail et la qualité des soins aux patients. Elle exhorte que les nouvelles diplômées doivent être mises au courant du poids que la pratique des soins infirmiers peut peser sur leur vie.
« La seule chose qu’ils nous disent [en soins infirmiers à l’école] est “il y a une différence entre l’école et le monde réel” – on le sait! Mais ils ne nous apprennent pas à composer avec les défis du sommeil pendant le travail sur rotation. C’est très dur. » Elle a enchaîné : « Les horaires des infirmières sont pas mal coulés dans le béton. Deux jours – deux nuits – trois jours de congé. À travers des programmes de soutien aux nouvelles diplômées, les établissements d’enseignement ou les hôpitaux devraient nous donner des conseils pratiques et nous informer des stratégies pour gérer notre sommeil. Exemple : “Qu’est-ce que tu fais quand tu es somnolente pendant ton quart de travail?” »
Trouver des mécanismes d’adaptation et une routine qui convient à son sommeil après avoir travaillé à des heures irrégulières peut être un parcours frustrant et solitaire, comme l’ont partagé avec nous d’autres narrateurs. « Je n’ai jamais vraiment trouvé le truc. J’étais la seule nouvelle diplômée dans mon unité. Les autres étaient des infirmières chevronnées, habituées aux quarts de nuit. Elles disaient, “tu vas toujours être privée de sommeil, tu finis par t’y faire”. Je crois que personne à qui j’ai parlé n’a partagé une stratégie d’adaptation positive. »
Norah a fait part de ses inquiétudes quant à l’accès limité à des ressources liées au sommeil. « Il y a sans doute plein de programmes éducatifs, mais on n’est pas au courant de leur existence ou on ne sait pas où y avoir accès. » Peut-être qu’un accès à un spécialiste du sommeil et un « guichet unique » ou un recueil de ressources importantes liées au sommeil devrait être rendu disponible par les institutions.
Étonnamment, l’unité de Norah n’était pas équipée de salles de sieste désignées, ce qu’elle a suggéré devrait être changé pour permettre des siestes de qualité. Les infirmières utilisaient la salle à dîner ou un sofa, qui sont inconfortables.
Aujourd’hui, malgré les exigences de son programme de maîtrise, le sommeil de Norah est aussi réparateur qu’il l’était avant qu’elle ne travaille comme infirmière.
Nous espérons qu’un jour, la passion et le dévouement des infirmières aux soins aux patients seront égalés par des conditions de travail améliorées qui soutiendront la santé du sommeil, leur permettant de vivre des vies enrichissantes et équilibrées.
Traduit de l’anglais par Mara Normandeau
Madhura Lotlikar, Ph.D. candidate, Neuroscience, McGill University