Version originale en anglais disponible ici : https://css-scs.ca/share-your-sleep-story/a-marathon-of-julies-sleepless-nights-work-and-life/
« Une vie marquée par le travail de nuit et le manque de sommeil est comme un marathon que l’on s’impose soi-même pour tenter de concilier vie familiale, travail et loisirs, mais qui a des conséquences immédiates et à long terme sur le corps et l’esprit. » –Julie, infirmière de nuit
« J’ai cessé de dormir pour m’occuper de mon fils pendant le jour parce qu’il n’y avait pas de garderie là où on vivait », dit Julie, infirmière de nuit à l’Hôpital général juif de Montréal et mère monoparentale dont le fils souffre de colite ulcéreuse. J’ai été frappée de constater qu’elle avait décidé de travailler de nuit, ce à quoi elle a répondu : « Ce n’était pas une décision volontaire », car c’est bien sa maternité qui lui imposait cet horaire. « Après mon divorce, j’étais seule pour gérer l’école, les activités et les rendez-vous médicaux de mon fils. »
Alors que plusieurs d’entre nous terminons notre journée avec le coucher du soleil, ramassant nos choses du bureau, songeant au sofa douillet où nous pourrons nous poser la tête et relâcher toute la fatigue de la journée d’un énorme soupir, la journée de travail de Julie – de travail rémunéré – commence. Son horaire contraint Julie à travailler durant les heures de sommeil et à dormir durant les heures d’éveil. Elle quitte la maison à 18:30 pour commencer son quart de travail de 12 heures aux soins intensifs à 19:30. Elle rentre à la maison aux alentours de 8:30 le lendemain, encore pleine d’énergie et d’adrénaline dans les veines. Plus tard, elle dort seulement quatre heures entre midi et 16:00 ou 17:00, puis retourne au travail. « Je ne peux pas dormir plus que ça. C’est impossible, et si j’essaie de dormir avant midi, j’ai de la difficulté à m’endormir. » Cela signifie qu’en moins de quatre heures le matin, entre 8:30 et midi, Julie doit sprinter pour préparer son fils pour l’école, l’accompagner à ses rendez-vous chez le médecin, cuisiner, nettoyer la maison et faire son épicerie pour pouvoir se coucher à midi.
Pourtant, pour Julie, il n’en a pas toujours été ainsi. Pleine de joie de vivre, elle s’est installée à Montréal après avoir travaillé comme infirmière à l’urgence en France. À l’époque, après avoir terminé son quart de travail de nuit et envoyé son fils à l’école, Julie allait faire du patin à roulettes ou de la natation avant de dormir. « Maintenant que j’ai vieilli, je ne peux pas trop me stimuler avant de dormir. Si je fais du sport, je ne dormirai pas », raconte Julie, 52 ans. Son fils a maintenant 24 ans et Julie travaille à temps partiel depuis un an, ce qui comporte de travailler trois nuits par semaine. Quand on lui demande si l’horaire à temps partiel lui est bénéfique, elle répond : « Je travaillais à temps plein et je faisais des heures supplémentaires pour protéger mon fils et payer notre maison. Aujourd’hui, je suis plus vieille, la maison est payée, mon fils a grandi, alors je travaille à temps partiel. Maintenant, si je travaille plus que trois nuits, je ne dors plus. C’est terrible. Mon corps ne comprend plus la différence entre la nuit et le jour. C’est nouveau. Mon corps a de la difficulté à s’adapter [au nouvel horaire]. »
Pour quelqu’un qui a travaillé de nuit à temps plein toute sa vie, le défi de passer une bonne nuit de sommeil lors d’une journée de congé est compréhensible. Pour moi, qui ai vécu la frustration de me retourner sans cesse la nuit sans m’endormir, cela semble même plus difficile que le quart de travail de nuit en soi. Avec préoccupation, même davantage que Julie elle-même, je lui ai demandé si elle était capable de dormir la nuit les jours où elle ne travaillait pas. « Mes jours de congé, je me suis rendu compte que mon corps a besoin de dormir l’après-midi pendant une heure ou deux, puis tôt la nuit, autour de 22:00. C’est très important pour mon corps. Si je prends un thé l’après-midi pour ne pas m’endormir afin d’essayer de dormir la nuit, mon corps ne comprend pas ce qui se passe. Également, je ne peux pas dormir la nuit entière. Je dors seulement trois heures la nuit. Quand je me réveille, j’essaie de rester calmement au lit, je regarde mon iPad, je lis un livre et j’accepte que je ne peux pas dormir. » Les soirs de congé, le cerveau de Julie n’est pas fatigué, mais son corps l’est. C’est parce que c’est le moment où elle commencerait normalement à travailler. C’est un obstacle clair qui l’empêche de dormir plus longtemps la nuit.
Lorsqu’on lui demande si elle a demandé l’avis d’un médecin ou si elle a essayé des remèdes pour améliorer son sommeil, Julie explique : « Plusieurs de mes amis ont commencé à prendre de la mélatonine et d’autres somnifères et ils en sont devenus dépendants, ils ne peuvent plus dormir sans. Je ne veux pas prendre de pilules. Je ne veux pas que les pilules contrôlent mon sommeil. J’accepte que je peux dormir quand mon corps en a besoin. Je crois qu’il y a beaucoup de choses à faire pour éviter les pilules. Si je ne peux pas dormir, je fais autre chose. » Julie nous a également partagé certaines habitudes qui l’aident à trouver le sommeil dont elle a besoin. « Prendre un bain très chaud en revenant du travail et manger moins le soir lors de mes journées de congé pour éviter de réveiller mon corps m’aide beaucoup. Pour m’endormir, je regarde quelque chose d’ennuyeux à la télé au lit. » Dans son cas, il s’agit des nouvelles. « Après le travail, je couvre partiellement mes yeux – mais pas trop sombre, mon corps doit savoir que c’est le jour. Les ronronnements de mes chats m’aident aussi à m’endormir. »
Effectivement, les trois chats qui ont fait leur apparition lors de notre appel Zoom peuvent être fiers de leur contribution au sommeil de leur maman. Bien qu’elle semble sereine, le parcours d’adaptation de Julie a été long, un travail d’apprentissage de longue haleine sur le corps et l’écoute de ses besoins. Julie a dû adapter son sommeil à un nouvel horaire au début de sa carrière de travail sur rotation, lors de la perte de ses parents, et lorsqu’elle a fait le changement pour le travail à temps partiel. Éventuellement, elle devra s’adapter lorsqu’elle prendra sa retraite. Au fil des années, Julie a découvert un horaire de sommeil qui lui convient. Pourtant, en tant que chercheuse dans le domaine du sommeil, je suis consciente que le sommeil irrégulier, le manque de sommeil ou le sommeil diurne affectent non seulement la santé du sommeil, mais également la qualité de vie, les fonctions cognitives et le fonctionnement corporel. « Avec le temps, j’ai réalisé que le manque de sommeil de qualité a des répercussions importantes sur ma vie. » Une observation importante qu’elle a faite est le changement de ses habitudes alimentaires. « J’ai pris beaucoup de poids. C’est parce que quand je suis épuisée, je mange. Quand je ne dors pas, je mange plus. »
Les quarts de nuit ont affecté sa capacité à se rappeler la survenance de certains événements, c’est-à-dire sa mémoire épisodique. Elle a donné l’exemple de sa visite à l’expérience AURA à la basilique Notre-Dame de Montréal. « J’avais travaillé le quart de nuit. Je suis rentrée à la maison, j’ai essayé de dormir l’après-midi comme d’habitude, puis je suis allée à l’AURA. Quelques jours plus tard j’y suis retournée, mais une journée de congé. J’étais stupéfaite car j’avais l’impression que c’était la première fois que la voyais! J’ai l’impression que tout au long de la journée je m’endors plusieurs fois sans m’en rendre compte. Mon cerveau n’est pas dans le moment présent quand je fais quelque chose. Mon corps est là, mais je ne suis pas là. J’ai l’air fonctionnelle, mais je ne le suis pas. » Elle ajoute, désespérée : « Je souffre de pertes de mémoire, de fatigue chronique et j’ai des problèmes physiques depuis plusieurs années. »
Tout comme l’adaptation de son corps au travail de nuit affecte son horaire de sommeil les jours de congé, l’adaptation de Julie à ses jours de congé affecte son travail de nuit. Elle nous a confié que lorsqu’elle travaille, elle peine à rester éveillée autour de 22:00, puisque c’est son heure de coucher lorsqu’elle ne travaille pas. « Alors, je mange moins pendant notre pause du soir pour signaler à mon cerveau que c’est l’heure de travailler », dit-elle. J’ai été surprise de savoir que, contrairement à la plupart de ses collègues, Julie fait le choix de ne pas boire de café pour rester réveillée lors de son quart de travail. « C’est agressif pour mon corps. » À la place, elle fait une sieste lors de sa pause nocturne d’une heure pour se garder fonctionnelle.
Je lui ai demandé si le fait de faire une sieste au travail facilite les choses, ce à quoi elle a répondu : « Nous avons une salle dédie au sommeil des infirmières. Il y a 4 lits et 2 couvertures, et nous avons environ 22 infirmières. Ce n’est pas assez. Certaines ne dorment pas, d’autres dorment sur une chaise. Et comme la salle de repos est juste à côté d’un passage occupé, on entend beaucoup de va-et-vient et de sonnettes d’appel. Il y a également une salle de conférence et une cuisine qui peuvent être utilisées pour faire des siestes puisqu’elles sont silencieuses la nuit. »
« Croyez-vous que vous avez besoin de plus de salles de repos, qu’elles soient plus silencieuses? », je lui ai demandé.
Elle s’est exclamée : « Certaines de mes amies ne dorment pas la nuit parce qu’elles ne sont plus fonctionnelles après. On travaille aux soins intensifs, on doit être alerte. Chacun doit trouver son équilibre. Si quelqu’un trouve difficile de rester éveillé la nuit, il doit peut-être changer de quart ou boire du café. »
En réécoutant cette entrevue, j’ai été curieuse de savoir si c’est vraiment si facile pour une infirmière de changer de quart, ou de choisir son quart, surtout pour une infirmière en début de carrière. N’est-ce pas là l’un des facteurs qui contribue à l’actuelle pénurie d’infirmières? À ce sujet, Julie a partagé une anecdote, drôle mais judicieuse, à propos d’une jeune nouvelle infirmière assignée au quart en rotation qui n’a pas eu le choix de changer pour le quart de jour.
« Une nuit, cette nouvelle infirmière sur rotation est partie en pause à 2:00, alors qu’aucune de nous ne savait où elle était. Elle n’était pas dans notre unité ni dans notre cuisine ou notre salle de conférence. Alors, on a dû appeler, et malgré tout on ne savait encore pas où elle était. Finalement, elle a été trouvée dans une autre unité où elle avait dormi quatre heures, jusqu’à 6:00. C’est arrivé deux fois. Elle s’est rendu compte que son sommeil n’était pas compatible avec le quart en rotation. » Ces nuits-là, l’unité des soins intensifs opérait avec une infirmière en moins. Cela aurait pu entraîner des conséquences sérieuses en cas d’urgence. Mais la question que je pose est celle-ci : peut-on vraiment blâmer cette infirmière d’avoir succombé à l’impératif biologique du sommeil? Alors que certains remettraient en doute sa compétence, le problème ici n’est pas nécessairement ses capacités en tant qu’infirmière, mais plutôt les défis liés à la gestion du sommeil et à la privation de sommeil.
Julie et moi avons convenu que les organisations pourraient guider leurs employés vers de meilleures pratiques de sommeil, une meilleure qualité de vie et des mécanismes d’adaptation plus efficaces, ce qui inclut présenter les bons endroits où aller chercher de l’aide. Les organisations devraient reconnaître les problèmes de sommeil des gens comme Julie ou la jeune infirmière assignée involontairement au quart en rotation, qui ont des responsabilités familiales et qui, comme tout autre être humain, désirent mener une vie épanouie – autant de choses qui sont influencées par le sommeil. De plus, des effets synergiques peuvent apparaître lors de changements dans notre situation, tels la ménopause, le décès de parents, les responsabilités de proche aidant ou la monoparentalité. Via le support des organisations et l’écoute des témoignages d’autrui, les individus peuvent accélérer leur processus d’adaptation qui, comme nous l’avons appris de Julie, peut prendre des années.
Derrière cette discussion instructive sur le sommeil, la vie et le travail de Julie, j’ai vu une personne enthousiaste, zélée et passionnée. Elle a dit : « Pendant que je travaillais de nuit à temps plein, les gens me traitaient de folle parce que je priorisais plusieurs autres activités pour moi-même plutôt que mon sommeil. Je savais que ça affectait mon sommeil. Mais pour moi, c’était mon bonheur de donner du temps à moi et à ma famille. Aujourd’hui, avec le temps partiel, je peux faire plein de choses vite et bien, je peux profiter de la vie, je suis là, dans le moment présent. »
Pour Julie, l’une des clés était la préparation. La préparation à se mettre dans l’état d’esprit de dormir l’après-midi et la nuit, préparer son corps à faire des siestes pendant ses pauses au travail, et préparer son esprit pour la retraite. « Je dois aider mon corps et mon cerveau à comprendre que dans dix ans, ils vont prendre leur retraite. Vous devez vous préparer maintenant à un horaire différent. » Elle a dédié les dernières trois décennies de sa vie au travail de nuit et elle aime son travail malgré tous ses effets sur le sommeil. Lorsque je lui ai demandé comment elle se sent par rapport à la retraite dans dix ans, elle répond : « C’est trop tôt pour moi. »
Traduit de l’anglais par Mara Normandeau
Madhura Lotlikar, McGill University